- Création 2018 - Archivé -
Le Diamètre
du
nombril
Choeur cadastral

Le diamètre d'un nombril est plus ou moins de 1,8 cm...


La superficie de la commune de Bizanet est de 37 km2.
La circonférence de la commune de Boutenac est de 23 km2.
Ces deux communes sont à plus de 9 000 km de Shanghai.
Au cours de ce spectacle, la personne au premier rang sera environ à 1m50 des acteurs.
Entre deux spectateurs assis côte à côte, il n'y aura que quelques centimètres, à peine.
Pendant ce spectacle, nous essaierons de définir ce que peut-être le nombril du monde.


Notes

Ce projet est né d'une carte blanche proposée par le Parc Naturel Régional de la Narbonnaise, qui invite régulièrement auteurs et plasticiens à venir explorer un fragment du territoire, pour y puiser la matière d'une proposition artistique, autour de la thématique "Territoire réel, imaginaire, rêvé". Après Inventaire balnéaire et Encore des vestiges, Le Diamètre du nombril est le troisième et dernier volet de la trilogie.


Extraits

N. – Imaginons que, de chez vous à l'épicerie, vous devez parcourir 47 mètres (exactement : entre votre porte et celle de l'épicerie.)
Imaginons que, tous les matins, vous parcourez ces 47 mètres. Vous allez à l'épicerie comme vous iriez au café : ce que vous voulez, c'est votre petit-déjeuner. Vous commandez un café que l'épicier vous prépare sur la machine à expresso installée près du coin presse.
Il vous l'amène avec un croissant, tous les matins.

S. – Imaginons que, une fois vos enfants déposés à l'école, tous les matins, vous passez rapidement à l'épicerie avant d'aller travailler.
De l'école à l'épicerie, vous parcourez 339 mètres.
Vous savez que vous parcourez 339 mètres, parce que vous avez, à votre poignet, une montre qui calcule automatiquement votre nombre de pas, et le nombre de mètres parcourus. Elle calcule aussi le nombre de calories brûlées tout au long de la journée. C'est bien pratique.
Donc vous parcourez 339 mètres et vous entrez dans l'épicerie.
Vous remplissez votre panier de quelques articles nécessaire à la bonne marche de votre foyer : des compotes, voilà, des céréales, ah oui des céréales, (deux boîtes, non trois, non deux ça ira), du lait (ça c'est bon j'en ai pris déjà), du beurre c'est bon aussi (qu'est-ce qu'il me faut encore ?) puis vous continuez comme ça et vous vous dirigez au fond du magasin. (À votre poignet, votre montre enregistre scrupuleusement chacun des mètres parcourus entre le rayon frais et celui des produits ménagers.)
Il ne reste en rayon qu'une seule paire de chaussettes de chasse, en taille 43-46. Votre mari chausse du 42. Mais vous n'avez aucune envie d'aller courir la zone commerciale, ce soir, pour trouver la pointure idoine (cela augmenterait votre nombre de mètres parcourus dans la journée, mais vraiment, non, vous n'avez pas envie). Il n'en demeure pas moins que 42, ce n'est pas 43 – et encore moins 46.
Vous vous rapprochez de la caisse, mais il y a la queue. Vous aimeriez bien que ça avance un peu. Vous devez aller travailler et vous n'êtes pas en avance.

N. – Vous buvez votre café, vous attrapez le journal du jour dont vous avalez les titres avec votre croissant – en faisant quelques miettes autour du petit plateau en plastique. Une femme vient vous saluer : c'est l'assistante de vie. Elle s'occupe des personnes âgées dans le village, et c'est elle qui s'occupait de votre mère les derniers temps.
Ce matin, elle s'occupe de faire les courses pour une dame qu'elle ira visiter tout à l'heure, pour faire sa toilette, faire un brin de ménage, faire à manger. Dans son panier : des boîtes de thon, des tranches de jambon sous vide, des endives, quelques tomates, des raviolis en boîte, de l'eau minérale. Elle vous dit qu'elle a été très peinée pour votre maman. Vous dites : merci. Elle dit : c'était une femme formidable. Vous dites : oui. Il y a un petit silence où personne ne sait quoi dire, alors vous buvez une gorgée de café.

S. – Vous avez envie d'un café, vous aussi, mais vous n'avez pas le temps : vous devez aller travailler, vous avez 976 mètres à parcourir jusqu'à votre lieu de travail, et vous n'êtes déjà pas en avance.
Alors que vous commencez à vous impatienter, deux autres personnes font maintenant la queue derrière vous, et discutent d'une histoire d'ermite qui aurait vécu ici il y a longtemps. Enfin pas là, ici, dans l'épicerie, mais dans une grotte, pas très loin. Une sorte d'ermite, qui serait resté dans sa grotte, immobile, sans contact avec le monde alentour, retiré, immobile au milieu du monde qui tout autour n'en finissait pas de gesticuler, tandis que lui, non, il restait là, sur un point précis du globe : dans sa grotte. Et il y est mort, dans sa grotte. Et apparemment, ça lui a valu de devenir un saint. Manifestement, c'est une histoire très connue par ici. Mais vous, vous venez d'emménager : vous n'êtes pas très documentée encore – heureusement, venir à l'épicerie tous les matins vous permet d'actualiser vos connaissances sur tout un tas de sujet : figures historiques locales, us et coutumes, peurs ancestrales et grandes trahisons – mais aussi adultères et secrets de famille, percés à jour au rayon surgelés.
Aujourd'hui, c'est l'ermite. Et cette histoire est fort intéressante, mais enfin vous aimeriez quand même que la vieille dame devant vous finisse enfin par régler ses courses, parce que vous n'êtes pas en avance, parce que le compteur kilométrique de votre montre n'a pas bougé d'un poil depuis six minutes, et parce que vous ne comptez pas finir votre existence dans cette épicerie comme l'autre dans sa grotte.
Vous commencez sérieusement à vous impatienter – à vous agacer même. Et puis vraiment, ces chaussettes vous semblent quand même trop grandes, il faudrait du 42, c'est sûr.

N. – Vous buvez votre café tout en continuant à bavarder avec la jeune femme qui s'occupait de votre mère les derniers temps. Elle vous dit que monsieur C., dont elle s'occupait aussi, est décédé hier matin. Vous dites : je ne savais pas. Elle vous dit : oui, c'est comme ça.
Vous ne voyez rien à ajouter.
Elle vous dit que maintenant elle doit y aller, elle a six personnes à aller visiter aujourd'hui, elle ne peut pas commencer à être en retard dès le matin. Vous dites : oui, bien sûr, alors bonne journée.

S. – La veille dame devant vous finit par vous laisser la place, après avoir rangé dans son panier ses yaourts, son fromage en tranches et ses biscottes – elle allait vous laisser la place, mais finalement, après avoir réglé ses achats, elle demande à l'épicier de lui donner aussi quelques-uns de ces petits bonbons en forme de crocodile, ces petits bonbons qui sont là, devant la caisse, payables à l'unité et servis dans un petit sachet en plastique.

N. – Vous finissez votre café, puis vous choisissez, sur le portant à cartes postales, une carte de condoléances, pour la famille de Monsieur C., puis une carte d'anniversaire, pour votre fils qui aura vingt ans après-demain et qui vit maintenant loin d'ici, en Australie. Vous choisissez deux cartes au même format – A5, norme internationale : 21x14,85 cm.

S. – Ça y est, c'est votre tour. L'épicière vous dit que la pharmacie a livré vos médicaments hier : elle vous les donne, dans un petit sac en papier blanc sur lequel est inscrit votre nom. Vous réglez, et sortez de l'épicerie avec vos deux boîtes de Vitamines C, votre paire de chaussettes de chasse en 43-46 – et quelques bonbons en forme de crocodiles achetés à l'unité : ça vous a fait envie.

N. – Vous empruntez un stylo Bic à l'épicier, et vous rédigez quelques mots sur chaque carte, puis vous achetez deux timbres. Vous laissez les deux cartes à l'épicière : le facteur passera les chercher en fin de matinée. Leurs destinataires se trouvent respectivement à Boutenac, rue des Fantômes – à 124 mètres – et sur Clemton avenue, à Earlwood, banlieue de Sydney, Australie - 17 096 kilomètres.
Vous déposez quelques euros sur le comptoir, et remarquez au passage – scotché sur le comptoir – le tableau des inscriptions pour la tombola des chasseurs qui aura lieu dans quinze jours. Il suffit d'écrire son nom dans une case et de régler à l'épicier le prix du ticket : un euro. Le premier lot est un quart de chevreuil ; le second un demi-sanglier. Vous remarquez que Monsieur C. avait tenté sa chance : son nom est écrit à la main d'une écriture un peu tremblante, dans une petite case d'à peine 3 cm2.

S. – Vous sortez à peine de l'épicerie, et vous n'êtes pas en avance. Vous marchez d'un pas rapide, le compteur kilométrique de votre montre frétille. Vous avez maintenant un petit bout de crocodile d'environ 2 millimètres coincé dans une molaire. C'est petit, mais c'est pénible. Vous passez le reste du trajet – 847 mètres – à essayer de le déloger avec votre langue, puis avec vos doigts.
À la fin de la journée, vous atteindrez un score total de presque 4 kilomètres. C'est légèrement supérieur à votre moyenne quotidienne, mais il vous a fallu retourner à l'épicerie après le travail : vous aviez oublié de prendre, ce matin, des goûters pour l'école, et du lait en poudre pour le petit dernier (qui a encore grandi d'un centimètre et demi le mois dernier).